Gardez-vous du levain - Chapitre 1 «Les pharisiens évangéliques» de Michael Reeves
Ce chapitre est extrait du livre : «Les pharisiens évangéliques» de Michael Reeves
Quel est, aujourd’hui, le plus grand besoin de l’Église ? De meilleurs dirigeants ? Une meilleure formation ? Des offrandes plus conséquentes ? Une doctrine plus orthodoxe ? L’intégrité morale ? Tout cela est indubitablement nécessaire, mais il y a quelque chose d’encore plus vital qui sous-tend toutes ces choses : c’est l’intégrité de l’Évangile.
Dans Luc 12, alors que des milliers de personnes sont rassemblées pour écouter Jésus, celui-ci commence par dire à ses disciples : « Gardez-vous du levain des pharisiens, qui est l’hypocrisie » (v. 1). Il n’y aurait eu rien de surprenant à ce que cet avertissement s’adresse au peuple dans son ensemble, mais Jésus interpelle avant tout ses disciples, ceux qui ont déjà tout quitté pour le suivre. Il est donc clair que l’hypocrisie – qui est un manque d’intégrité du raisonnement et du cœur –constituait aussi un danger pour eux.
Matthieu rapporte que Jésus a dit à ses disciples : « Gardez-vous avec soin du levain des pharisiens et des sadducéens » (Mt 16.6). Remarquant cela, J. C. Ryle a commenté ce texte en disant que le Christ « savait d’avance que les deux grandes plaies qui menaçaient son Église sur terre seraient toujours la doctrine des pharisiens et la doctrine des sadducéens[1]. » Ce n’est donc pas que le pharisaïsme ait été la seule menace pour l’Église que Jésus ait anticipée, mais c’est, sans doute, la principale. Le pharisaïsme n’est, après tout, rien d’autre que cette religion formelle, sans cœur, qui marque la première étape, imperceptible, du déclin spirituel d’une Église avant qu’elle ne sombre dans l’apostasie la plus absolue. C’est une menace intérieure constante que nous pouvons négliger, tandis que nous disséquons et déplorons l’échec des autres.
Le cancer caché
Il n’est pas difficile de repérer les péchés flagrants (tels que le meurtre, l’adultère ou le vol), mais l’hypocrisie est, par sa nature même, un faux-semblant qui la rend difficile à détecter. L’hypocrisie ne veut pas être dévoilée pour ce qu’elle est. Elle se dissimule et trompe pour éviter d’être découverte. « L’hypocrite est très souvent une imitation extrêmement habile du chrétien », déclare Charles Spurgeon. « Pour le simple observateur, il est une si bonne contrefaçon qu’il échappe totalement aux soupçons[2]. » Comme le levain dans la pâte, l’hypocrisie a le pouvoir de transformer tout en étant presque imperceptible. Les hypocrites, tels des sépulcres blanchis, peuvent être remplis d’ossements tout en paraissant beaux à l’extérieur (Mt 23.27).
Il est donc très facile de prendre à la dérision l’idée que le pharisaïsme soit un problème permanent pour l’Église. Après tout, personne aujourd’hui n’est un pharisien auto-proclamé, détenteur d’une carte de membre. On utilise le mot comme une sorte de boue que l’on jette à la figure des autres. Et même dans ce cas, il est rare qu’on le pense réellement, puisqu’on imagine le pharisien comme le « méchant » des dessins animés. Traiter quelqu’un de pharisien semble donc dur et cruel. Mais, selon Jésus, le levain des pharisiens est une menace réelle et actuelle pour les disciples. Sous le couvert d’expériences remarquables et de paroles qui professent l’Évangile de la grâce, il peut aussi bien se cacher dans le cœur des personnes les plus ardemment « centrées sur l’Évangile » que dans le cœur de ceux qui affirment la justification par la foi seule ou encore de ceux qui sont fidèles à leur confession de foi.
Si l’hypocrisie reste un problème imperceptible et discret, ce n’est pas, pour autant, un problème mineur. Un vrai hypocrite est « un fils de la géhenne » (Mt 23.15), et Dante fait preuve d’une grande perspicacité lorsque, dans son Inferno, il place les hypocrites dans le huitième cercle de l’enfer. Car l’hypocrisie, comme nous le verrons, est un déni de l’Évangile, un péché qui, à cause de sa subtilité, est bien plus diabolique que les péchés de la chair, ceux-là mêmes que l’hypocrite est prompt à condamner. Ainsi que l’écrivait C. S. Lewis :
Les péchés de la chair sont néfastes, mais ce sont les moins néfastes de tous les péchés. Les pires des plaisirs sont purement spirituels : le plaisir d’induire les autres en erreur, de les contrôler, de les traiter avec condescendance, d’être rabat-joie et langue de vipère ; les plaisirs du pouvoir et de la haine. Car il y a deux choses en moi qui luttent avec l’homme que je dois essayer de devenir : le moi animal et le moi diabolique. Le moi diabolique est le pire des deux. C’est pourquoi un homme orgueilleux, insensible et imbu de sa propre justice, bien qu’allant régulièrement à l’église, est bien plus proche de l’enfer qu’une prostituée. Même si, bien sûr, il vaut mieux être ni l’un ni l’autre[3].
Des pharisiens jugés à tort ?
Ces propos sont-ils injustes vis-à-vis des pharisiens historiques de l’époque de Jésus ? Pendant la majeure partie de l’histoire de l’Église, les pharisiens ont été considérés comme la définition même de l’hypocrisie, comme des légalistes qui cherchaient à mériter leur justice plutôt qu’à la recevoir de Dieu. Toutefois, au cours des cinquante dernières années, plusieurs érudits ont cherché à rectifier cette idée reçue et à rétablir quelque peu la réputation des pharisiens[4]. La religion de l’Ancien Testament, ont-ils souligné à juste titre, n’était pas une religion qui prône la justice par les œuvres, mais une religion de la grâce. Ils ont donc fait valoir qu’il serait injuste de dépeindre les pharisiens comme des croyants appartenant à une religion des œuvres.
S’il est vrai que toutes les Écritures de l’Ancien Testament enseignent le même message de la grâce que le Nouveau Testament, il ne s’ensuit, pourtant, pas que tous les Israélites (ou, dans ce cas, les pharisiens) croyaient dans cette grâce ou en vivaient. En effet, les prophètes n’ont cessé de répéter que le peuple n’écoutait pas les paroles de Dieu. Ils circoncisaient leur chair, mais pas leur cœur (De 10.16 ; 30.6 ; Jé 4.4 ; 9.26). En d’autres termes, ils mettaient leur confiance en eux-mêmes et non dans le Seigneur.
S’il est difficile d’en conclure que tous les pharisiens de l’époque de Jésus sont des hypocrites absolus, il n’est, toutefois, pas étonnant que Jésus ait autant insisté sur l’hypocrisie anti-Évangile qui les caractérise. Ils se justifiaient et s’élevaient parmi les hommes (Lu 16.15), confiants de leur propre justice (18.9). Paul écrit que lorsqu’il était pharisien, il avait eu « confiance en la chair [...] avec [sa] justice, celle qui vient de la loi » plutôt qu’en « la justice qui vient de Dieu par la foi » (Ph 3.4-9). Dans cette confession, on voit un homme qui a clairement accepté le verdict de Jésus sur les pharisiens qui sont qualifiés d’enfants du diable (Jn 8.44). Car, ce dont Saul le pharisien avait besoin, c’était d’un cœur nouveau et d’une justice nouvelle.
Un problème avec l’Évangile
Il est facile de considérer le pharisaïsme comme la faiblesse d’une personne zélée, un simple défaut de caractère. Un esprit pharisien ou hypocrite laisse des traces morales si évidentes – de l’orgueil à l’envie de plaire aux autres, en passant par le sectarisme, l’autoglorification et le manque d’amour – qu’il est aisé de le diagnostiquer comme un simple problème moral. Pourtant, les pharisiens nous montrent que le pharisaïsme n’est pas seulement un vice résultant d’une sclérose des artères spirituelles. Il s’agit, avant tout, d’un problème théologique. Les pharisiens étaient ce qu’ils étaient et agissaient comme ils le faisaient parce qu’ils avaient rejeté l’Évangile. Tout, leur absence de miséricorde, leur recherche des éloges et leur confiance en eux-mêmes, découlait d’un refus d’écouter les Écritures, de recevoir une justice qui n’était pas la leur et de voir qu’ils avaient besoin d’un cœur nouveau. En somme, leur personnalité n’était qu’une manifestation de leur théologie.
Les racines théologiques des maux dans l’Église (étant ce qu’elles sont, des racines) demeurent souvent invisibles. Il en était ainsi dans les années qui ont précédé la Réforme. À la fin du Moyen-Âge, beaucoup ressentaient le besoin de réformer l’Église. Les ordres monastiques ont, d’ailleurs, entrepris de se réformer, et même la papauté a fait quelques tentatives de réforme. Tout le monde reconnaissait l’existence de fruits pourris et de branches mortes qu’il fallait élaguer. Mais pour beaucoup, la solution était simple et superficielle : tout irait bien en faisant un bon toilettage moral à l’Église, en supprimant les abus et en éliminant les mauvais comportements. La différence avec Martin Luther c’était qu’il avait pris conscience de la gravité du problème. Il comprenait que, pour qu’une réforme et un renouveau de l’Église soient véritablement transformateurs, il fallait s’attaquer aux causes théologiques du problème. Il en est de même de nos jours : les déficiences morales et la sécheresse spirituelle que les chrétiens déplorent ont des racines. Nous n’avons pas seulement besoin d’une intégrité morale, nous avons aussi besoin de l’intégrité de l’Évangile.
On pourrait croire que je suis sur le point d’en appeler à l’orthodoxie. Ce n’est pas le cas. Pas tout à fait. La foi orthodoxe est essentielle, mais elle n’est pas exactement la même chose que l’intégrité de l’Évangile. En effet, il est tout à fait possible d’avoir une orthodoxie morte, ou une orthodoxie qui n’est que superficielle : affirmer la vérité sur le papier, mais la démentir dans le cœur et dans la pratique. L’intégrité, en revanche, exige que les vérités que nous professons formellement soient embrassées, de telle sorte qu’elles nous marquent et nous transforment. L’intégrité se trouve là où la raison et le cœur sont en accord.
Voici ce que Sinclair Ferguson écrit à propos du frère jumeau de l’hypocrisie, le légalisme :
[Le] légalisme ne relève pas seulement de l’intellect : certes, ce que nous pensons détermine comment nous vivons, mais ce n’est pas tout. Nous ne sommes pas des intellects purs. Le légalisme est aussi enraciné dans notre cœur que dans nos émotions, et il affecte la manière dont nous ressentons Dieu […] Dans cette matrice du légalisme s’enracinent les manifestations d’une disposition de cœur étriquée vis-à-vis de Dieu, qui le voit à travers des verres déformants d’une loi négative, qui obscurcit le contexte plus large du caractère saint de l’amour du Père[5].
Ainsi, le levain des pharisiens était à la fois une question d’intellect et de sentiments. Extrêmement fiers de leur orthodoxie, ils ne voyaient, et ceci malgré toutes leurs études, ni la grandeur de leurs besoins ni la générosité de la bonté de Dieu. Ils professaient un Dieu de grâce, mais étaient aveuglés quant à la véritable signification de la grâce. Pour eux, Dieu aimait seulement de manière conditionnelle ; ils ne percevaient pas sa pure beauté et sa bienveillance. Ainsi ne l’aimaient-ils pas de tout leur cœur. Ils cherchaient à le servir, accomplissant leur devoir sans y éprouver de joie. Copiant le dieu qu’ils croyaient voir dans les Écritures, ils traitaient, à leur tour, les autres avec une dureté dénuée de miséricorde, d’amour et au service de leurs propres intérêts.
Il est tout à fait possible de maintenir une façade d’orthodoxie dépourvue d’intégrité. On peut user du langage de la grâce, mais nier son essence même par une attitude rigide et sévère ou un mépris des faibles. Et le fait que l’Évangile de la grâce puisse être nié d’une manière aussi subtile ne fait que souligner le caractère insaisissable du problème auquel nous sommes confrontés. Jean Calvin écrit que certaines personnes « n’imaginent pas d’autre impiété au monde que celle de […] critiquer ou de […] mépriser » la Parole de Dieu. Mais une telle pensée trahit, selon lui, non seulement une foi illusoire et factice, mais aussi un aveuglement quant à la nature de son péché. « Le cœur humain est si plein de vanité, contient tant de cachettes de mensonges et est enveloppé de tant d’hypocrisie, qu’il se trompe souvent lui-même[6]. »
Étant une affaire à la fois de raison et de cœur, un simple appel à l’orthodoxie ne suffirait pas à nous débarrasser du levain des pharisiens. L’intégrité chrétienne implique plus que la connaissance : elle nécessite ce que Calvin appelle « une connaissance de la volonté bonne de Dieu à notre égard et une conviction de sa vérité[7] ». Aussi, le pharisaïsme était – et reste – une question essentiellement théologique. Il y a ici bien plus que la raison, mais pas moins.
Le traitement de la maladie
Dans les Évangiles, Jésus énonce trois erreurs théologiques fondamentales commises par les pharisiens :
- Leur approche des Écritures ;
- Leur compréhension du salut ;
- Leur ignorance de la régénération ;
En d’autres termes, ils avaient une fausse compréhension des trois « r » fondamentaux de l’Évangile : la révélation, la rédemption et la régénération. C’est-à-dire :
- La révélation du Père dans la Bible ;
- La rédemption du Fils dans l’Évangile ;
- La régénération de nos cœurs par l’Esprit ;
Ces trois « r » constituent les trois éléments primordiaux en vue d’une compréhension biblique, trinitaire et confessionnelle de l’Évangile[8]. Ils forment une bonne grille de lecture pour diagnostiquer la maladie du pharisaïsme et pour ainsi faire face à bon nombre des problèmes profonds de l’évangélisme actuel ; problèmes qui ressemblent fortement à ceux du pharisaïsme du premier siècle. J’espère montrer que nos problèmes internes les plus fondamentaux (de notre sectarisme à notre pragmatisme) sont inextricablement liés à notre manque d’intégrité quant à ces fondamentaux de l’Évangile.
Luther l’avait bien compris, la véritable réforme de l’Église exige plus qu’un toilettage moral. Elle nécessite l’Évangile. Sans l’Évangile, nos tentatives de réforme resteront superficielles. Comme l’affirmait aussi le puritain Richard Baxter :
Parce que nous avons rejeté quelques cérémonies, changé quelques ornements ecclésiastiques, aboli quelques vaines formalités, croyons-nous la réforme complètement opérée ? Oublions-nous que notre grande affaire est la conversion et le salut des âmes ? C’est là ce qui fait le fonds de la réforme[9].
Sans cette réforme des cœurs et des vies par l’Évangile lui-même, nous constaterons, comme le faisait Jonathan Edwards lorsqu’il était à Northampton, que les gens sont « sobres, ordonnés et bons », mais qu’ils restent « des ossements desséchés[10] ». À l’instar de Luther, des puritains et d’Edwards, ceci est un appel à la réforme.
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[1] J. C. Ryle, Warning to the Churches [Avertissement aux Églises], trad. libre, Édimbourg, Banner of Truth, 1967, p. 51.
[2] Charles Spurgeon, « The Touchstone of Godly Sincerity » [« La pierre de touche d’une piété authentique »], trad. libre, dans The Metropolitan Tabernacle Pulpit Sermons, vol. 17, Londres, Passmore & Alabaster, 1871, p. 206.
[3] C. S. Lewis, Mere Christianity [L’essentiel du christianisme], trad. libre, Glasgow, Collins, 1955, p. 92.
[4] Je pense particulièrement à l’école connue sous le nom de « La nouvelle perspective sur Paul ».
[5] Sinclair B. Ferguson, Le Christ et ses bienfaits, Trois-Rivières, Québec, Éditions La Rochelle, 2021, p. 98.
[6] Jean Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, Kerygma/Excelsis, p. 492.
[7] Ibid., p. 494.
[8] Pour plus de précisions sur ces trois « r », voir Michael Reeves, Le peuple de l’Évangile : un appel en faveur de l’intégrité évangélique, Trois-Rivières, Québec, Éditions Cruciforme, 2023.
[9] Richard Baxter, Le pasteur chrétien, L-R Delay Librairie, p. 203-204.
[10] Jonathan Edwards, The Great Awakening [Le grand réveil], trad. libre, C. C. Goen, éd., The Works of Jonathan Edwards, vol. 4, New Haven, Conn., Yale University Press, 2009, p. 113, 117, 149.