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La nécessité d’une réforme : l’hégémonie de Rome - Chapitre 1 «Histoire de la réforme protestante» de Octavius Delfis

La nécessité d’une réforme : l’hégémonie de Rome - Chapitre 1 «Histoire de la réforme protestante» de Octavius Delfis

Ce chapitre est extrait du livre : «Histoire de la réforme protestante» de Octavius Delfis

Tout au long du Moyen Âge, la nécessité d’une réforme de l’Église s’est fait sentir, et beaucoup de leaders ecclésiastiques ont réclamé ce changement. Cette aspiration à un changement en profondeur dans les structures et l’enseignement de l’Église est née de l’accaparement du pouvoir ecclésiastique par la papauté. Cette bureaucratie ecclésiastique qui prenait de plus en plus d’ampleur s’est développée en même temps que la puissance politique et militaire de Rome. Un survol de l’histoire de cette puissance militaire colossale s’impose pour la compréhension de notre étude.

  1. La montée de la puissance romaine

À l’époque de la fondation de l’Église du Nouveau Testament, Rome était la capitale politique et économique du monde. L’Empire romain constituait le berceau du christianisme et le témoin de son développement durant les cinq premiers siècles de son histoire. Cette puissance mondiale qui s’étendait tout le long du Bassin méditerranéen conquit l’Espagne, la Gaule, l’Allemagne, l’Espagne et élargit ses exploits jusqu’en Afrique et au Moyen-Orient. La Palestine tomba aussi sous le contrôle de la puissance romaine en l’an 63 av. J.-C. Ainsi, le Seigneur est né dans l’Empire romain, car à l’époque de sa naissance, la Palestine faisait partie d’une province romaine, et les Juifs vivaient sous la domination de Rome.

Selon la tradition, la ville de Rome fut fondée en 753 av. J.-C. Elle devint, grâce aux conquêtes et aux victoires successives de son armée, une puissance universellement reconnue. Pendant plusieurs siècles, Rome fut le centre du monde. Après des guerres civiles désastreuses qui ont duré près de cent ans, elle devint un empire. Octave, le neveu et fils adoptif de Jules César, fut couronné comme son premier empereur à la fin de la république, en l’an 27 av. J.-C. Ce dernier reçut le nom de César Auguste et régna jusqu’en l’an 14 apr. J.-C. Son nom est mentionné dans Luc 2.1.[1] La fin des guerres romaines et le début du règne de paix commencent avec lui. Cette paix connue sous le nom de pax romana (« paix romaine ») a duré environ deux siècles. L’historien américain Kenneth Scott Latourette écrit : « La paix intérieure et l’ordre établis par Auguste ont duré, sauf interruptions occasionnelles, environ deux siècles. Avant cette période, les rives de la Méditerranée n’avaient jamais été placées sous un seul chef et n’avaient jamais joui d’une telle prospérité[2]. » Bossuet, parlant de cet aspect de l’Empire d’Auguste, écrit : « Tout l’univers vit en paix sous son empire, et Jésus-Christ vient au monde[3]. »

L’empereur romain exerce un pouvoir absolu. Il est le premier des sénateurs et le seul chef des institutions religieuses. En tant que tel, il est honoré du titre de pontifex maximus (« souverain pontife »). Le sénat lui octroie le titre d’« Auguste », terme à connotation religieuse, qui remplace désormais ou accompagne son nom d’Octave. Ses successeurs prendront également le nom de César[4].

En l’an 43 apr. J.-C., l’empereur Claude annexe à l’Empire l’actuel territoire de l’Angleterre, qui devint alors une province romaine. En 106 apr. J.-C., l’empereur Trajan conquiert le territoire de l’actuelle Roumanie, au nord du Danube. Le latin supplante progressivement le grec et devient la langue officielle de l’Empire. Claude a entrepris la romanisation de tout ce vaste empire. Les provinces ne sont plus des colonies, mais des territoires romains. L’Édit de Caracalla (en l’an 212) consacre cette romanisation et fait de tous les citoyens libres de l’Empire des citoyens romains.

Au début de l’ère chrétienne, la puissance romaine s’étendait sur l’ensemble du Bassin méditerranéen. Latourette déclare que l’Empire épousait approximativement les contours de la Méditerranée[5]. Il avait pour frontières, à l’ouest, l’océan Atlantique ; à l’est, l’Empire perse; au sud, le désert du Sahara, en Afrique ; au nord, les rivières du Rhin et du Danube. Tenbrock décrit ainsi les frontières stratégiques de Rome : « Pour garantir sa sécurité, ses frontières suivaient, selon les règles de la stratégie de cette époque, le cours des fleuves, la crête des chaînes de montagnes ou bien les confins des déserts[6]. » À partir du règne de César Auguste, tout ce vaste empire était dirigé par un seul homme : l’empereur romain. Il était le personnage central de l’Empire et son rôle consistait à maintenir la paix et la sécurité sur les terres qu’il gouvernait. Il défendait aussi l’Empire contre les agressions externes, particulièrement celles des tribus barbares situées au-delà des rivières du Rhin et du Danube : les Goths, les Wisigoths, les Huns, les Vandales…  La pax romana, la stabilité politique et la sécurité à l’intérieur de l’Empire ont favorisé la progression de l’Évangile de l’Est à l’Ouest. Selon le mot d’un historien de l’Église : « Rome représentait le principe d’ordre contre la menace du chaos[7]. »

La capitale de l’Empire était la ville de Rome, en Italie. En 326 apr. J.-C., l’empereur Constantin a transféré le siège de la capitale à Byzance et donné à la ville le nom de Constantinople (« ville de Constantin »). Cette dernière devint la capitale de l’Empire romain d’Orient tandis que Rome demeurait la capitale l’Empire romain d’Occident. La division définitive de l’Empire romain se produisit en l’an 395.

L’Empire romain d’Occident céda à l’invasion des barbares en l’an 476, et l’Empire romain d’Orient s’écroula en l’an 1453, au moment de la prise de Constantinople par les Turcs. À l’époque de la Réforme, ce vaste empire n’était plus composé que de l’actuelle Allemagne et d’une petite poignée de pays européens. Cependant, l’empereur était encore très influent sur les plans politique et religieux. Dès le début du Moyen Âge, l’Empire romain d’Orient, dominé par la culture grecque, était connu sous le nom d’Empire byzantin. Au plus fort de son extension territoriale, ce dernier comptait 45 provinces, dirigées chacune par un proconsul[8]. La grandeur géographique, politique et économique de l’Empire romain a inspiré une maxime latine : Roma caput mundi regit orbis frena rotundi[9]. Le modèle géopolitique romain a eu une grande influence sur le développement de l’Église dans ce vaste empire. Au sein de celui-ci, le pouvoir impérial (temporel) et le pouvoir papal (spirituel) rivalisaient d’importance.

  1. La montée de la papauté

L’Empire romain étant un grand empire, et sa capitale, une très grande métropole, l’Église de Rome est également devenue une grande congrégation, et son évêque a commencé à afficher des prétentions de supériorité par rapport aux Églises des autres provinces de l’Empire. Cette ambition s’est développée pendant plusieurs siècles avant d’atteindre sa concrétisation pleine et entière au cours du Moyen Âge. 

Selon le modèle du Nouveau Testament, les chefs de l’Église, appelés « anciens », « pasteurs » ou « évêques » étaient égaux entre eux. « Anciens » et « évêques » étaient des termes bibliques interchangeables[10]. Cependant, dès le IIe siècle, le terme « évêque », par corruption de sens, vint à désigner un ancien ou un pasteur placé à la tête d’un certain nombre d’autres pasteurs. Vers la fin du IIe siècle, une certaine hiérarchie s’est instaurée au sein des chefs de l’Église. Au fil du temps, les évêques des grandes villes se sont octroyé une certaine ascendance politique et administrative sur ceux des villes de moindre importance. Cette supériorité fut finalement reconnue et même officialisée. Dans son 6e canon, le concile de Nicée, tenu sous la convocation de l’empereur Constantin, en 325 apr. J.-C., mentionne trois villes auxquelles les Églises accordaient une certaine autorité sur les provinces environnantes : Rome, Alexandrie et Antioche. Constantinople s’ajouta un peu plus tard à cette liste. En raison de leurs pouvoirs grandissants, les évêques prirent le nom d’« exarque[11] », à la manière du gouverneur politique des provinces romaines. Le concile de Constantinople (381 apr. J.-C.) leur donna le nom de « patriarche ». Le concile de Chalcédoine (451 apr. J.-C.) attribua ce titre uniquement aux évêques des grandes métropoles. Constantinople, la seconde capitale de l’Empire, devint un patriarcat par décision du second concile tenu en cette ville, en 553 apr. J.-C. 

Dans cette hiérarchisation grandissante, le rang et l’autorité de l’évêque dépendaient de l’importance de la ville où il exerçait son ministère. Le rang politique et économique de Rome vis-à-vis des autres grandes villes de l’Empire développa l’ambition de son évêque. Rome était la plus grande, la plus riche et la plus puissante ville du monde. Elle était le siège du gouvernement de l’Empire. Elle était la mère des peuples et, comme l’a déclaré [12] ». Puisque Rome était la reine des cités, son évêque nourrissait aussi l’ambition de devenir le roi des évêques.

Les prétentions de l’Église de Rome se développèrent avec l’accession de Constantin au trône de César, et surtout à partir de sa conversion au christianisme. Selon le plan de cet empereur, de la même manière qu’un seul chef politique régnait à la tête de l’Empire, Rome devait professer une seule religion avec, à sa tête, un seul chef religieux. Lorsque Constantin transféra la capitale de l’Empire à Constantinople, une lutte politique s’engagea entre ce patriarcat et celui de la ville de Rome pour le contrôle de l’hégémonie ecclésiastique. La position de Constantinople fut renforcée par la décision du concile de Chalcédoine de placer les Églises de Rome et celles de la métropole orientale sur le même pied d’égalité et de leur octroyer les mêmes privilèges. Une rivalité entre l’Est et l’Ouest s’ouvrit pour la domination et le contrôle de l’Église dans l’Empire. Rome sortira victorieuse de cette lutte. Plusieurs faits expliquent l’ascendance de l’Église de cette ville sur les Églises des autres régions de l’Empire.

  1. Le poids de la tradition

Selon une tradition très populaire – bien que difficile à prouver –, les apôtres Paul et Pierre seraient les fondateurs de l’Église de Rome. L’apôtre Pierre est même considéré comme le premier évêque de cette ville. Malgré l’absence de preuves bibliques et historiques pouvant étayer cette thèse, les évêques de Rome s’y accrochent défendre leur cause. Ils s’appuient sur une déclaration d’Irénée, évêque de Lyon, qui a écrit ceci au sujet de l’Église de Rome, vers l’an 185 : « Il est indispensable que toutes les Églises soient d’accord avec cette Église[13]. » La déclaration d’Irénée témoignait de la préservation de l’enseignement biblique dans l’Église de Rome jusqu’à son époque. Cependant, les évêques de cette ville l’interprétaient à leur manière. Ils utilisaient ces mots afin d’alimenter leur ambition et d’ouvrir la voie à la lutte pour la suprématie et le contrôle du christianisme.

  1. La lutte contre les hérésies

L’évêque de Rome exprimait également sa prééminence à travers sa lutte contre la prolifération des hérésies dans différentes parties de l’Empire. Rome participait activement à la lutte théologique contre le gnosticisme et le montanisme[14] qui se propageaient dans les Églises de l’Empire. La victoire de l’Église de Rome dans cette lutte auréola encore davantage son évêque de gloire. La popularité de Rome augmenta aussi durant leur lutte contre d’autres formes d’hérésies, telles que le pélagianisme, l’arianisme et le donatisme[15], en pleine croissance dans l’Empire romain. Les évêques de la plupart des provinces et petites villes ont souvent eu recours à l’évêque de Rome pour des conseils et des arguments utiles, capables de réfuter ces fausses doctrines. En retour, ces chefs de province témoignaient de leur reconnaissance par une étroite union entre leurs Églises et celle de la ville de Rome. Cependant, ce lien utile contre la propagation des hérésies allait dégénérer en dépendance. Les évêques de Rome en profitèrent pour asseoir les pouvoirs de la métropole sur les provinces, et ces Églises peu avisées finirent par leur concéder ces droits. Ainsi, la multiplication des hérésies a-t-elle contribué à l’augmentation des pouvoirs de l’évêque de Rome. Selon Eusèbe, la générosité notoire de la congrégation romaine contribua aussi à augmenter cette influence[16]. Les Églises des provinces exprimaient leur reconnaissance à l’égard de Rome pour les supports reçus, et ce faisant, acceptaient de se rabaisser au rang de subalterne. À ces problèmes s’ajouta une autre difficulté : l’émergence du mahométisme ou de l’islamisme.

  1. L’ascension de la puissance islamique

Plus tard, au VIIe siècle, la naissance de la religion de Mahomet (qui déclarait la guerre au christianisme) ainsi que les invasions islamiques dans l’Est et dans certaines parties de l’ouest de l’Empire affaiblirent ou anéantirent presque totalement les patriarcats d’Alexandrie et d’Antioche. Éphèse, Antioche, Alexandrie et Jérusalem constituaient alors de grands centres de propagation de la foi chrétienne dans l’Est. Cette débâcle de l’Église orientale fortifia grandement la ville de Rome et son Église. Quand Constantinople se sépara définitivement de l’Église d’Occident à l’occasion de la controverse iconoclaste[17], Rome se retrouva seule à convoiter le titre de chef ecclésiastique mondial.

  1. Les invasions barbares

À partir du IIIe siècle, la paix profonde qui s’étendait sur l’Empire romain (la pax romana) commença à être ébranlée. L’Empire entra en pleine effervescence. Les attaques extérieures contre la ville éternelle et les tensions internes se multiplièrent. À la faveur des troubles et de l’instabilité politique, les barbares qui peuplaient les frontières de Rome pénétrèrent dans l’Empire. En l’an 238, les Goths, une tribu germanique, franchirent pour la première fois le Danube et envahirent certaines provinces de Rome. De 256 à 259, une autre tribu germanique, les Alamans, pénétrèrent en Gaule, puis en Italie, et arrivèrent jusqu’aux portes de Milan. Rome était en danger[18]. Les Huns, les Vandales, les Goths et les Visigoths semaient partout la mort à l’intérieur des frontières de l’Empire. Par la terreur qu’ils répandaient, les barbares mettaient en danger la continuité de la stabilité romaine.

La période des invasions ajouta une autre distinction à l’auréole de gloire que l’évêque de Rome s’était progressivement attribuée. Les féroces hordes de Huns et de Vandales se présentèrent à la porte de la grande ville et se préparèrent à la mettre à feu et à sang. À leur tête guerroyait le célèbre Attila, prêt à semer la terreur sur son passage. L’évêque de Rome, Léon Ier (440-461), se présenta devant ce messager de la mort et le pria de rebrousser chemin. Contre toute attente, le leader barbare, surnommé « le fléau de Dieu » parce qu’il ne respectait personne, écouta le prélat. Il fit demi-tour et épargna la ville de Rome. Cette victoire obtenue sans violence contre les forces des ténèbres fit de l’évêque de Rome, aux yeux de la chrétienté, un homme extraordinaire, digne de considération, et un leader choisi par Dieu pour diriger son Église. Ainsi parurent successivement sur la scène religieuse mondiale deux souverains pontifes, Innocent Ier et Léon Ier, qui ne cachaient pas leurs desseins.

  1. Les prétentions d’Innocent Ier et de Léon le Grand

Cette victoire extraordinaire sur l’ennemi contribua à hisser l’évêque de Rome au faîte du pouvoir et de la gloire. Cependant, le premier évêque qui appliqua ces prétentions à son propre profit fut Innocent Ier (402-417). Il fut le premier pontife à se prévaloir du droit de succession de la tradition apostolique. Il déclara que le concile de Nicée avait reconnu à l’Église de Rome le droit de suprématie sur les autres Églises[19].

Léon Ier (440-461), qui résista aux barbares et défendit Rome contre les invasions des Huns et des Vandales, fit tout ce qui était en son pouvoir pour asseoir la suprématie de l’évêque de Rome. Il influença grandement en ce sens les délibérations du concile de Chalcédoine (451 apr. J.-C.). Il mit l’accent sur la primauté de Pierre parmi les apôtres et enseigna que la succession de cet apôtre avait été transmise à ses successeurs, les évêques de Rome[20]. Léon Ier, surnommé « Léon le Grand », n’a pas seulement enseigné la suprématie de Rome ; il l’a aussi mise en application. Il a exercé son autorité sur les Églises d’Espagne, de la Gaule et d’Afrique du Nord. En 445 apr. J.-C., il obtint de l’empereur de l’Ouest, Valentinien III, un édit enjoignant à tous les autres évêques d’obéir à l’évêque de Rome comme dépositaire de la prépondérance de saint Pierre[21]. Quand, en 451, le concile de Chalcédoine, dans son 28e canon, plaça Constantinople au même niveau que Rome, Léon Ier protesta énergiquement contre cette décision[22].

Dans sa lutte pour renverser la décision de Chalcédoine en faveur de Rome, le pape Félix III (483-492) excommunia Acacius, le patriarche de Constantinople. Une controverse émergea ainsi entre l’Est et l’Ouest, et celle-ci se termina par le triomphe papal en l’an 519. Dans le cadre de cette polémique, le pape Gélase Ier (492-496) adressa une correspondance à l’empereur de l’Est, Anastase, qui supportait l’eutychianisme[23], dans laquelle il déclara :

Prince auguste, il y a deux moyens par lesquels ce monde est principalement dirigé : l’autorité sacrée des évêques et la puissance royale. La charge des évêques est d’autant plus grande qu’ils doivent rendre compte des rois même au jugement de Dieu ; car vous savez que même si votre dignité vous élève au-dessus du genre humain, vous baisez la terre devant les prélats, vous recevez d’eux les sacrements et leur êtes soumis dans l’ordre de la religion[24].

Cette attitude prouve la volonté de l’évêque de Rome d’aller jusqu’au bout pour assouvir sa soif de pouvoir ecclésiastique totalitaire ainsi que pour s’affubler de noms et de titres blasphématoires.

  1. Le pontifex maximus

Le pouvoir de l’évêque de Rome grandissait de plus en plus. En 607, le pape Boniface III obtint, par décision de l’empereur grec Phocas, le titre d’évêque universel. On lui reconnut le droit de placer son Église à la tête de celles des autres provinces de l’Empire[25]. Cet évêque fut le premier leader de l’Église à accepter le titre de pape. Son prédécesseur, Grégoire Ier, avait refusé ce titre décerné par ce même empereur Phocas. Le terme pape, qui signifie « père » ou « papa », désignait dans un premier temps tous les évêques. Par la suite, il fut réservé uniquement à l’évêque de Rome. À cause de l’autorité et du prestige qu’il s’attribue, on appelle ce dernier « le Saint-Père » ou « Sa Sainteté ».

Cependant, le titre le plus pompeux que s’est attribué le pape de Rome est le titre latin pontifex maximus, ou « souverain pontife ». Par ce titre, il s’octroie le pouvoir de médiateur entre Dieu et l’homme. Il se dit le « vicaire de Christ », son remplaçant sur la terre. Il consent à être considéré comme le juge sur la terre à la place de Dieu, [26]. En tant que souverain pontife, il est le grand bâtisseur des ponts. Il est le lien entre le ciel et la terre, le chemin qui mène l’homme à Dieu. En [27]

  1. Le terme « catholique »

Dès le début du IIe siècle, une foule d’hérésies envahirent l’Église. Divers groupes se formèrent et professèrent des doctrines différentes de l’orthodoxie biblique. Il y en avait parmi eux qui rejetaient l’authenticité et la canonicité de certains livres de la Bible. Entre-temps, des persécutions féroces s’élevèrent contre les chrétiens qui, souvent, choisissaient de mourir pour leur foi. Devant cette situation et dans ces circonstances particulières, l’Église orthodoxe fut qualifiée de « catholique », par opposition aux communautés hérétiques. Ce mot était utilisé par Ignace d’Antioche pour désigner l’Église universelle. Il apparaît aussi dans une lettre de l’Église de Smyrne, décrivant le martyre de Polycarpe en l’an 156. Au IVe siècle, le terme « catholique » intégra le symbole de Nicée, qui le mentionne parmi les quatre adjectifs qualifiant l’Église : une, sainte, catholique et apostolique[28]. L’Église était catholique parce qu’elle désignait l’assemblée des croyants orthodoxes qui reconnaissaient toute la Bible comme la Parole de Dieu et d’autre part l’assemblée universelle des croyants.

Au Moyen Âge, le terme changea de sens et vint à désigner les Églises en communion avec le pape de Rome. L’Église universelle fut donc confondue avec l’Église catholique romaine, dirigée par le pape de Rome et soumise à ses ordres.

  1. Les circonstances socioreligieuses

D’autres circonstances sociales et religieuses ont favorisé l’émergence de la suprématie de l’évêque de Rome. La profonde ignorance des fidèles et même du clergé a amplifié la tendance à s’éloigner de la vérité et à embrasser des traditions comportant parfois une part flagrante de superstitions. Cet élan de coutumes superstitieuses, associé à l’ignorance généralisée des fidèles, livra l’Église pieds et poings liés à la domination de l’évêque de Rome. Quand les Églises d’Afrique et d’Orient ont tenté de protester contre cette dérive face aux principes bibliques, le pape de Rome s’est allié aux rois et aux princes pour étouffer toute tentative de révolte.

À partir du IXe siècle, on assiste à un bon ménage entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. La chute de l’Empire romain d’Occident accélère la montée du pouvoir spirituel. Ayant constaté le déclin de l’Empire dans l’Ouest, Théodose II et Valentinien III proclament l’évêque de Rome recteur de toute l’Église par le biais d’un édit[29]. Le pouvoir de l’empereur étant devenu de plus en plus faible en Italie, les papes en profitent pour se soustraire à son influence et son autorité, ainsi que pour assurer leur propre domination tant dans le domaine religieux que dans le domaine politique.

  1. La séparation de l’Est

La partie orientale de l’Empire fut le berceau du Christianisme. Les premiers grands théologiens de l’Église étaient originaires de l’Est. Les premiers conciles de l’Église ont été dominés par des théologiens et des penseurs orientaux. La position politique de Rome et l’ambition de ses évêques ont favorisé son accession au statut de plus grande métropole du christianisme. Cependant, Constantinople n’a jamais accepté de bon gré la prépondérance religieuse de l’Église occidentale. Les Églises de l’Est, qui étaient toujours restées à l’avant-garde du respect des doctrines bibliques, affichaient leur méfiance vis-à-vis de la corruption doctrinale rampante qui gangrenait l’Église latine. Cette guerre larvée allait s’amplifier avec la querelle sur l’adoration des images, appelée notamment « controverse iconoclaste ». Lorsque les congrégations orientales refusèrent d’orner leurs Églises d’images de saints et de les vénérer, le pontife les fit excommunier et les exclut entièrement de la domination romaine. La partie orientale de l’Église réagit en se séparant définitivement de Rome en 1054[30]. Cette séparation laissa le champ libre aux papes pour concrétiser et approfondir plus facilement leur projet de domination sur toute la chrétienté.

  1. La puissance temporelle des papes

Après avoir imposé leur hégémonie à toute l’Église, les papes ont profité de toutes les opportunités dont ils pouvaient se saisir pour établir leur pouvoir temporel sur toutes les zones habitées connues au Moyen Âge. Les circonstances qui ont favorisé la montée de la puissance politique et économique des papes sont multiples.

  1. La chute de l’Empire romain d’Occident

En l’an 476, Rome a fini par céder à l’envahissement des barbares. La puissance politique et militaire de l’Empire d’Occident n’existait plus. Consacrant leurs forces à la défense de la partie orientale de l’Empire, les empereurs n’ont pas eu les ressources militaires et financières suffisantes pour voler au secours de l’Italie. La partie orientale était soumise à ces mêmes attaques et les empereurs ne pouvaient même pas défendre valablement ce territoire où ils avaient établi leur résidence. Étant devenus les seules autorités morales en Italie, les papes prenaient une part très active aux affaires publiques de Rome. « L’Italie, continuellement harcelée par les barbares, n’avait pas de plus ferme rempart contre eux que l’autorité du Saint-Siège[31]. » On se souvient que le pape Léon Ier sauva à deux reprises la ville de Rome, par sa médiation auprès des rois barbares Attila et Genséric[32].

Après que les Lombards – peuple germanique – eurent chassé les empereurs de Rome, ils y établirent leur monarchie, soit dès la fin du VIe siècle. Un critique de la papauté au Moyen Âge affirme :

Depuis cette nouvelle révolution, la faiblesse toujours croissante de l’Empire, et l’état d’abandon où se trouvaient de plus en plus les provinces d’Italie encore soumises à la domination impériale, rendirent de jour en jour plus nécessaire à ces provinces l’autorité du souverain pontife[33].

Les papes ont profité de l’absence de pouvoir des empereurs pour renforcer toujours davantage leur pouvoir temporel. Cette incursion de la papauté dans le domaine politique est devenue de plus en plus habituelle au cours des siècles. Cependant, le premier pape à manifester publiquement ses penchants pour le contrôle des intérêts de l’État fut Grégoire III. L’historien Fleury, dans l’Abrégé de l’Histoire Ecclésiastique de Mr. L’Abbé Fleury, n’a pas hésité de taxer son comportement « d’exemple pernicieux qui eut des suites funestes pour le sacerdoce et pour l’Empire[34] ». Il fut le premier pape à implorer le secours des Francs, en se plaignant auprès de Charles Martel, pour venir déloger les Lombards de l’Italie et lui céder la place.

Vers la fin du VIIIe siècle, le roi des Lombards qui dominait sur l’Italie concéda des territoires au pape. Au cours de cette même époque, l’Empereur romain Constantin V de Byzance (741-775), connu traditionnellement sous le nom de Copronyme, accorda aussi des propriétés terriennes à la papauté[35]. Plus tard, lorsque les Lombards décidèrent de dépouiller la papauté de ces territoires et que l’Empereur dont le siège se trouvait à l’Est se retrouva dans l’incapacité d’assurer la protection de l’Italie et du Saint-Siège, le pape s’enfuit en France et sollicita du roi français un asile sur ses terres et sa protection contre les Lombards. Le pape Étienne II fut reçu par Pépin, roi des Francs, qui s’engagea à faire restituer au Saint-Siège les territoires usurpés par les Lombards. Il dressa un acte de donation qu’il signa avec ses fils, les princes Charles et Carloman, par lequel il accorda au Saint-Siège les villes et territoires qui étaient en sa possession.

Pépin entra en Italie en 754 à la tête d’une grande armée et força le roi des Lombards à restituer au Saint-Siège les territoires de l’Église. Il augmenta à 22 le nombre de villes contrôlées par la papauté. Pépin et ses fils, à leur tour, reçurent du pape le titre de « patrices des Romains », un titre de haute dignité dans l’Empire romain. Plus les territoires de l’Église s’étendaient, plus les papes se comportaient en souverains absolus et plus ils prétendaient contrôler les pouvoirs politiques des princes. Par cette action, le roi des Francs établit ou reconnut officiellement la souveraineté temporelle des papes.

  1. Le couronnement de Charlemagne et la puissance croissante des Francs

Tandis que le pouvoir de Rome s’affaiblissait, l’empire des Francs montait en puissance. Ses rois constituaient les alliés les plus sûrs des papes contre l’oppression des Lombards. À travers cette perspective d’alliance, les pontifes voulaient conquérir l’hégémonie politique en Italie tandis que les rois francs visaient la légitimité de leur pouvoir au-delà des Alpes. Pépin, maire du palais de France, exerçait son pouvoir comme le roi de fait des Francs. En vue de donner une certaine légitimité à sa royauté de fait, il se fit sacrer roi par le pape Étienne II dans la basilique Saint-Denis, au nord de Paris, le 27 juillet 754. Suivant ce même modèle, le pape Léon III sacra le fils de Pépin, Charles (surnommé Charlemagne), roi des Francs, au jour de Noël de l’an 800. Charlemagne fut proclamé par le pape non seulement empereur des Francs, mais aussi des Romains. Par ce sacre, l’Empire d’Occident, alors détruit depuis plus de trois siècles, fut rétabli en la personne et la famille de Charlemagne, le monarque franc[36]. Parlant de ce couronnement, Merle d’Aubigné écrit :

Au jour de Noël de l’an 800, le pape Léon III a mis sur la tête de Charlemagne, petit-fils de Pépin, la couronne des empereurs de Rome. La papauté s’est liée à l’empire des Francs tout en se séparant de l’Orient. Après Charlemagne, le pouvoir civil devint de plus en plus faible et Rome proclama son indépendance de l’État[37].

Pendant plusieurs siècles après le couronnement de Charlemagne, il était presque généralement accepté que le pouvoir venait du pontife romain en tant que représentant de Dieu sur la terre. Rome portait au pouvoir les rois et les empereurs, et il les renversait du trône selon le bon plaisir de sa volonté. La papauté se convertit en une monarchie absolue qui faisait plier les consciences, les esprits et les volontés[38]. L’historien italien Diégo Soria de Crispano analyse ainsi la montée de la puissance papale :

Les patriarches romains, sans armes, sans soldats, mais uniquement aidés par leur habileté extrême, par leur vigilance continuelle, par l’influence morale dont ils jouissaient, par les querelles des princes, la stupidité et la superstition des peuples, et par l’ignorance et la barbarie du siècle, parvinrent à établir sur le midi de l’Italie leur droit d’investiture, non point comme chef de l’Église universelle ou comme patriarches d’Occident, mais comme princes séculiers ; ce que ni les empereurs d’Orient ni ceux d’Occident n’avaient jamais pu obtenir d’une manière stable par les plus longues guerres et les armées les plus puissantes[39].

Un historien avisé du XIXe siècle écrit au sujet des papes :

Sans puissance réelle, ils frappent les souverains à mort ; ils dépouillent ou vendent les peuples comme des troupeaux : le pouvoir spirituel devint l’appui d’une avarice sordide et l’instrument d’une ambition purement temporelle ; car il s’en faut bien que la religion ait gagné à ces excès[40]

Après la mort de Charlemagne, l’accession au pouvoir continua d’émaner exclusivement de la bénédiction du pape. Ce dernier s’exprimait et agissait alors comme si l’Empire s’obtenait de lui et comme si l’élection des rois et des empereurs dépendait totalement de lui. Les pontifes romains faisaient des rois et des empereurs d’Europe des vassaux dépendant totalement de la tiare.

Aussi, à partir de ce moment, poursuit notre historien, les patriarches romains prétendirent-ils que le titre d’empereur était un bienfait pur et simple de leur part ; et, en conséquence, ils commencèrent à dater les années de l’Empire du jour de la consécration patriarcale[41].

Puisque les empereurs obtenaient leur pouvoir auprès du souverain pontife, ils lui devaient reconnaissance, gratitude et obéissance absolue. Après avoir reçu le sacre comme empereur des Romains, Charles-le-Chauve, fils de Charlemagne, exprima sa reconnaissance en faisant de riches présents à la basilique Saint-Pierre. Il céda aussi au patriarche romain la souveraineté que ses prédécesseurs exerçaient sur la ville de Rome. Cette métropole politique et religieuse passa alors sous la domination indépendante et absolue du pape[42]. Le pontife recevait de Charlemagne une pension de douze cents livres. D’autres dirigeants temporels payaient des tributs au pape pour bénéficier de sa faveur, accéder au pouvoir et y rester[43].

Bien avant Charles-le-Chauve, Pépin et Charlemagne, rois des Francs, avaient donné à l’évêque de Rome la propriété de toute la contrée qui environne cette ville. Le Vatican fit croire que Charlemagne avait fait don de la ville de Rome à la papauté. Dès lors, voyant leur pouvoir s’accroître, les papes demandèrent à porter de préférence une couronne plutôt qu’une simple mitre. En raison des nombreux dons qu’elle reçut, la papauté devint propriétaire de riches domaines, et le pape, un prince temporel. Ce pouvoir sera consolidé davantage par les efforts du pape Grégoire VII[44]. Cependant, ce pouvoir grandissant de la puissance papale atteindra son apogée au XIIIe siècle avec l’influence absolue exercée par les pontifes sur les souverains d’Europe[45].

  1. Les fausses décrétales et la donation de Constantin

Avec les donations de Pépin, de Charlemagne et d’autres empereurs romains, la papauté devenait de plus en plus riche. Cependant, un autre problème persistait. L’Italie était de droit sous l’autorité de l’Empereur d’Occident, et son territoire appartenait officiellement à l’Empire. Pour prouver leur droit légitime à l’occupation et à la propriété de l’Italie, les papes firent circuler en Europe un nouveau recueil de canons contenant de nouvelles décrétales. Une décrétale est un document, telle une lettre ou une bulle émanant du pape, qui, en réponse à une demande, produit une décision ayant force de loi pour celui qui la détient. L’ensemble de ces décisions sont conservées dans les recueils de lois canoniques.

Vers le milieu du IXe siècle, alors que la papauté luttait pour consolider son pouvoir temporel, un document circulait en Allemagne dans le diocèse de Mayence. Son auteur avait pour pseudonyme Isidore de Séville. Il fut connu aussi sous le titre surprenant de « Mercator ». Ce recueil canonique fut tout à fait nouveau, réellement différent des anciens. On y trouvait plus de cent décrétales qui ne figuraient point dans les précédents recueils et qui attribuaient aux évêques romains le droit de révision le plus étendu sur les décisions des archevêques et des conciles. Ces décrétales conféraient de nouveaux pouvoirs aux papes[46].

Dans ce même document qui, à partir du XVIe siècle, porta le nom de « fausses décrétales », leur véracité étant remise en question par Laurent Valla, figurait une ancienne décision qui devait contribuer à asseoir davantage l’hégémonie des papes. Il s’agissait de la donation de Constantin, une supposition selon laquelle l’empereur Constantin avait donné au pape Sylvestre la ville de Rome, toute l’Italie, et toutes les provinces de l’Empire en occident. L’acte de cette donation fut publié pour la première fois, au IXe siècle, dans le recueil des fausses décrétales. Ce recueil de lois canoniques fut considéré comme authentique par les historiens, les autorités politiques et les fidèles de l’Église à partir du IXsiècle et jusqu’à la fin du XVe siècle. Cependant, à partir du XVIe siècle, la donation de Constantin fut considérée fausse et le recueil des fausses décrétales dans lequel elle était mentionnée est depuis lors perçu comme un document apocryphe[47].

Les preuves démontrant la fausseté de ce document sont multiples. Pendant tout le règne de Constantin, la ville de Rome et la province de l’Italie étaient sous la domination de celui-ci. Après sa mort, l’ensemble de l’Occident est resté sous la domination des empereurs romains jusqu’au VIIe siècle, excepté durant la courte période de domination des Hérules et des Ostrogoths (475-553). Constantin lui-même avait partagé l’Empire entre ses enfants puis assigné l’Italie, l’Afrique et l’Illyrie à Constant, son plus jeune fils[48]. Ainsi, pour légitimer et maintenir leur pouvoir sur les territoires de l’Italie, qu’ils considéraient comme le patrimoine de saint Pierre, les papes ont eu recours à un énorme mensonge.

À l’heure actuelle, tous les historiens de l’Église admettent sans sourciller la fausseté de ces documents. Beaucoup d’hommes éminents ont aussi démontré la fausseté de cet acte de donation. Si ce recueil de lois avait été authentique, l’historien Eusèbe et les autres de cette époque n’auraient pas gardé un silence si absolu sur un fait aussi exceptionnel. Crispano, qui continue d’investiguer sur la fausseté du document, déclare :

En outre, il est absolument faux que Constantin ait reçu à Rome, en 324, le baptême des mains de Sylvestre. Cette année-là, il était en Orient, tout occupé de la guerre contre Licinius ; la campagne terminée, il vint à Thessalonique, qu’il ne quitta point pendant toute l’année […] Il est faux aussi, car Constantin a reçu le baptême à Nicomédie, au moment de mourir. Constantin continua à gouverner les provinces de l’Italie en 324. Il promulgua plusieurs lois pour leur administration en 326 après son retour d’orient[49].

Deux pouvoirs s’affrontaient donc pour l’hégémonie politique au Moyen Âge : le pouvoir politique détenu par l’empereur et le pouvoir spirituel exercé par le pape. Les limites de ces pouvoirs n’étaient pas clairement définies à cette époque. Les papes voulaient exercer le pouvoir temporel, et ils l’ont fait pendant plusieurs siècles. Les empereurs, les princes et les rois ont, à plusieurs reprises, outrepassé leurs droits, et ils se sont arrogé des privilèges spirituels étrangers à leurs fonctions. Certains évêques ont été des dirigeants politiques puissants tandis que des autorités séculières ont occupé des fonctions importantes dans le domaine spirituel. Ce mélange de rôles entre le spirituel et le temporel contribuait à la concrétisation des objectifs séculiers du pape[50].

  1. L’autorité morale des papes

Selon l’opinion généralement acceptée au Moyen Âge, le pouvoir du pape venait de Dieu. Il était le chef spirituel de l’Église, le vicaire de Dieu sur la terre. En tant que chef absolu de l’Église, il exerçait un contrôle absolu sur le fonctionnement de cette institution. En tant que responsable moral, il avait une ascendance sur l’opinion générale et sur tous les secteurs de la vie publique en Occident. 

Le respect que cette ascendance procurait au pape frisait un culte divin accordé à ce personnage. Un historien décrit ainsi cette révérence qui frôlait la déification :

Qui désobéit au pape désobéit à l’Église, qui désobéit à l’Église désobéit à Dieu, et qui désobéit à Dieu n’a droit à être obéi par aucun homme. C’est ainsi que l’anathème d’un pontife entraînait la déposition des rois. Il ne l’entraînait pas en droit seulement, mais aussi en fait. Le pape, pour l’exécution de ses décrets, n’avait pas besoin d’armée. Tout ce qui, de près ou de loin, tenait à l’Église, ou vivait de l’Église, les serfs qui cultivaient ses domaines, les pauvres qu’elle nourrissait de ses aumônes, la foule de ceux qui tenaient d’elle des charges ecclésiastiques, la foule plus nombreuse encore de ceux qui en briguaient, soutenaient contre le monarque la cause du chef de la religion. Que refuser d’ailleurs à celui qui ouvrait à son gré le paradis ou l’enfer ? S’il y a résistance à l’anathème, il prononce l’interdit. Dans tous les domaines du prince rebelle, les églises devaient se fermer, le culte devait cesser ; plus de bénédictions, plus de sacrements, plus de mariage, plus de sépulture en terre sainte ; au lieu de fêtes, des jeûnes rigoureux, la tristesse, la terreur à leur comble, jusqu’à ce que les sujets, qui voyaient leurs intérêts temporels et éternels, leurs plaisirs et leur salut compromis pour la cause d’un prince obstiné, l’eussent contraint par leur révolte, à plier sous la loi du chef de l’Église[51].

L’historien catholique, François Laurent, complète ce portrait du pouvoir reconnu au domaine religieux durant le Moyen Âge :

Résister aux prêtres c’est se révolter contre Dieu, dont ils sont les vicaires. C’est le plus grand des crimes, le péché pour lequel il n’y a pas de rémission, le péché contre le Saint-Esprit. Les coupables seront punis des peines terribles que Dieu lui-même a prononcées dans le Deutéronome[52].

Étienne Chastel commentait ainsi la situation de l’Église au Moyen Âge :

Les intérêts civils et religieux étaient perpétuellement mêlés ; l’Église et l’État ne formaient qu’une seule société dont l’Église était l’âme, où n’était reconnu roi que celui qui avait reçu l’onction sainte, où le clergé formait dans chaque royaume le premier ordre politique. Le chef universel de ce clergé, l’évêque des évêques d’Occident, le vicaire de Dieu, en un mot, fut même dans les affaires temporelles, consulté, écouté avant tous les autres, que dans l’ordre politique aussi bien que religieux, il fut considéré comme le souverain directeur de la conscience publique[53].

  1. Le dogme de la souveraineté absolue des papes

La puissance temporelle des papes se manifesta pleinement avec la montée de Grégoire VII sur le trône pontifical. Ce pontife formula au XIe siècle le dogme de la souveraineté du pape et exigea son application. Il déclarait :

Il n’y a qu’un nom dans le monde et c’est le sien. Il peut déposer les empereurs, délier les sujets de méchants princes du serment de fidélité. Il peut juger tout le monde et ne peut être jugé par personne ; il peut réformer tous les arrêts et nul ne peut réformer les siens[54].

Les règles instituées par le pape Grégoire VII tendaient vers l’établissement d’un régime féodal dans l’Église, avec les empereurs et les rois comme vassaux tributaires du Saint-Siège.

Grâce aux circonstances historiques et à l’ascendance politique des papes, ces derniers jouissaient d’un pouvoir absolu dans les domaines politique et ecclésiastique. Ils étaient les chefs suprêmes de tous les États.

Ils ne jugent plus seulement des prélats, mais aussi des monarques. Pendant près de deux siècles, rien d’important ne se fait en Europe sans leur concours ; presque à chaque pas, dans l’histoire, nous rencontrons l’action prépondérante d’un Grégoire VII, d’un Urbain II, d’un Alexandre III, d’un Innocent III, d’un Grégoire IX, d’un Innocent IV, d’un Nicolas III[55].

L’application du principe de la souveraineté papale précéda le pape Grégoire VII. Adrien Ier (772-795) déclara que l’Église entière devait être assujettie à l’évêque de Rome. Ce rêve sera réalisé par son successeur, Léon III (795-816), qui couronna Charlemagne empereur de l’Ouest en l’an 800. Il reçut de ce monarque la souveraineté absolue sur la ville de Rome puis devint évêque et monarque séculier. C’est à partir de ce moment-là que la suprématie de l’évêque de Rome reçut l’approbation du pouvoir politique. L’exercice d’un tel pouvoir éveilla des ambitions démesurées chez certains hommes, qui s’emparèrent de la papauté pour accumuler des richesses au détriment de l’Église ou pour enrichir illicitement leur famille et leurs amis. Cela généra une certaine corruption des mœurs et doctrines de l’Église à tous les échelons du gouvernement papal.

  1. Confusion avec le pouvoir politique

La conquête du pouvoir temporel était devenue une réalité, et cela eu d’importantes conséquences sur l’Église. L’accumulation de richesses et de possessions territoriales contribua à créer la confusion entre le pouvoir spirituel des papes et le pouvoir temporel des princes. Pour ne pas perdre les privilèges qu’ils s’étaient octroyés au fil des ans, les papes étaient obligés de s’associer au pouvoir politique. Ils faisaient la guerre, défendaient leurs intérêts personnels et contrôlaient autant que possible les rois et les empereurs. Ils s’adonnaient ainsi beaucoup plus aux activités politiques qu’aux travaux ecclésiastiques.

Au sujet de l’intérêt particulier des pontifes romains pour la politique, Machiavel écrit :

Ainsi les pontifes, tantôt par zèle pour la religion, tantôt par ambition personnelle, ne cessaient d’attirer en Italie des étrangers et d’y susciter de nouvelles guerres. Lorsqu’ils avaient élevé un prince, ils s’en repentaient, méditaient sa ruine, et ne voulaient pas qu’un autre possédât cette contrée que leur faiblesse ne leur permettait pas de posséder eux-mêmes. Les princes les craignaient, parce que le combat et la fuite leur promettaient également l’avantage, à moins qu’ils ne fussent surpris par quelque ruse, comme cela arriva à Boniface VIII et à d’autres que les empereurs trompèrent par de fausses marques d’amitié[56].

L’un des papes qui incarna le mieux la tendance à se livrer totalement à la politique fut Boniface VIII (1294-1303). Il se considérait comme le juge des rois et le dispensateur des couronnes. Il disait qu’il appartenait au pontife de Rome et à lui seul d’examiner la conduite et la personne de l’empereur des Romains, de le sacrer ou de le rejeter[57]. Il succéda au modeste pape Célestin V, qui démissionna de son propre gré, déposant la tiare pontificale le 13 décembre 1294 après avoir passé cinq mois sur le trône du Vatican. Boniface le fit emprisonner pour lui enlever toute prétention de revenir au Saint-Siège. Ce dernier, un pape arrogant au possible, fut un être fier, impérieux et despotique. En chemin vers Saint-Jean-de-Latran, le pape Boniface, coiffé de sa couronne, ordonna aux rois de Naples et de Hongrie de tenir des deux côtés la bride de son cheval et de le servir pendant qu’il était à table.

Le pape se considérait comme maître de tous les royaumes de la terre. Le moindre signe de désobéissance à ses caprices politiques coûtait au roi réfractaire la perte de ses royaumes. Le même Boniface VIII sortit une bulle contre le roi de France en faveur de celui d’Angleterre. Il y déclarait : « Nous vous donnons, par la plénitude de notre puissance papale, le royaume de France, qui appartient de droit aux empereurs d’Occident[58]. » Par cette même bulle, il menaça d’excommunication tous ceux qui oseraient douter de son droit à accorder cette concession et de la validité de cet acte. Il appela en même temps tous les souverains d’Europe à se liguer contre Philippe-le-bel, le roi de France qui osait lui tenir tête.

Ce pape honni, artisan de discordes, a fait le déshonneur de l’Église durant son pontificat. Le népotisme qui irait toujours croissant parmi les corruptions de la cour de Rome jusqu’à l’époque de la Réforme a pris beaucoup d’ampleur sous son règne. Il a dû prendre la fuite devant les attaques de certains de ses ennemis et mourut à Rome dans la honte. Un prédécesseur qui lui reprocha sa conduite et ses crimes lui dit : « Tu es monté sur le trône comme un renard, tu règneras comme un lion, tu mourras comme un chien[59]. » La principale cause de sa perte, dit Mariana, fut « une ambition démesurée, une avarice insatiable et une passion désordonnée d’enrichir sa famille, même aux dépens des seigneurs romains ; vice dangereux dans un souverain, plus honteux dans un pape[60] ».

Le développement de la puissance romaine a donc donné naissance à la papauté, qui est devenue, par l’ampleur de son influence et l’imposition de sa puissance, une difficulté de taille pour le fonctionnement efficace et sain de l’Église.

 

[1] Luc 2.1 : « En ce temps-là parut un édit de César Auguste, ordonnant un recensement de toute la terre. »

[2] Kenneth Scott Latourette, A History of Christianity, vol. 1, Beginnings to 1500, Massachusetts, Hendrickson Publishers, 1975, p. 21, trad. libre.

[3] M. Albert de Broglie, L’Église et l’Empire au IVe siècle, Paris, Didier et Cie Libraire-Éditeur, 1856, p. 2.

[4] Jean Suret-Canale, Panorama de l’histoire mondiale, Belgique, Marabout, 1996, p. 65.

[5] Kenneth Scott Latourette, op. cit., p. 21.

[6] Robert-Hermann Tenbrock, Histoire de l’Allemagne, Adrien Robinet de Cléry, trad., Allemagne, Ferdinand Schöning, Paderborn, 1966, p. 9.

[7] N. R. Needham, 2000 Years of Christ’s Power, part. 1, Angleterre, Grace Publications Trust, 1998, p. 27, trad. libre.

[8] P. Savard et H. Dussault, Histoire générale, tome 1, Montréal, Centre éducatif et culturel, 1966, p. 177.

[9] Rome est la capitale du monde ; l’Empire romain contrôle les rênes de la révolution.

[10] Kenneth Scott Latourette, op. cit., p. 132.

[11] Du grec ex- (« hors de ») et arkos (« détenteur de pouvoir »). Donc, un plénipotentiaire.

[12] Merle d’Aubigné, Histoire de la Réformation, tome 1, Firmin Didot frères, Libraires, 1838, p. 29.

[13] Irenaeus, Againt Heresies, 3.3.2, cité par Williston Walker, A History of the Christian Church, New York, N. Y., Charles Scribner’s Sons, 1959, p. 61, trad. libre.

[14] Gnosticisme : Du grec gnosis (« connaissance »). Le gnosticisme est une doctrine, en vogue au Ier et au IIe siècle, qui préconise le salut par le moyen d’une certaine connaissance. Cette doctrine dualiste enseigne que la matière est mauvaise et l’esprit ou le spirituel est bon. Les gnostiques rejetaient le Dieu créateur du monde matériel.

 

Montanisme : De Montanus, un prêtre venu de de la Phrygie au IIsiècle. Il se proclamait un prophète, un organe du Paraclet, et fut accompagné de deux femmes, Priscilla et Maximilla, qui prophétisaient également. Il proclamait un nouvel âge de l’Église, qu’il appelait « l’âge de l’Esprit ». Il annonçait également l’imminence de la fin du monde. Pour s’y préparer, il fallait pratiquer une vie ascétique rigoureuse en s’abstenant de viande et de vin, en pratiquant de longs jeûnes et la continence parfaite.

 

[15] Pélagianisme : Du nom de Pélage, un moine britannique du Ve siècle qui rejetait la doctrine du péché originel. Il niait le fait que nous héritons d’Adam une nature pécheresse. Il enseignait que l’homme peut mener une vie parfaite, sans péché, s’il le veut.

Arianisme : Doctrine d’Arius (256-336), qui enseignait que le père seul est éternel et que le fils est un être créé. Cette doctrine rejette la divinité de Jésus-Christ. Le concile de Nicée, réuni en 325 apr. J.-C., a condamné cette doctrine et maintenu que le Fils est de même substance (gr. homoousion) que le Père, et non simplement de substance similaire (homoiousion) à lui.  

Donatisme : Un mouvement hérétique des IVe et Ve siècles, qui porte le nom de Donatus, un évêque nord-africain, son promoteur. Il considérait comme vrais membres de l’Église les personnes ayant résisté à la persécution sous le règne de l’Empereur romain Dioclétien. Ceux qui, par crainte de la souffrance, avaient donné leurs livres pour qu’ils soient brûlés, ne furent pas admis comme membres. Les donatistes divisaient ainsi l’Église et se considéraient comme membres de la vraie Église. Ils enseignaient la régénération par le baptême. Augustin (354-430), l’évêque d’Hippone, fut un grand opposant aux donatistes.

[16] Eusebius, Church history, 4.23.10, cité par Williston Walker, op. cit. p. 61.

[17] Campagne de destruction des images dans les églises parce que l’Église de Constantinople se soulevait contre la vénération des images. L’Empereur Léon III avait ordonné la destruction de ces images en 726. Cependant, le VIIe concile œcuménique réuni à Nicée en 787 ordonna quant à lui la poursuite de cette pratique.

[18] Jean Suret-Canale, op. cit., p. 70.

[19] Innocent Ier, Letters, 2.25, cité par Williston Walker, op. cit. p. 124.

[20] Léon Ier, Sermons, 3.2.3, cité par Ayer Joseph Collen, A Sourcebook for ancient church history, New York, N. Y., Charles Scribner’s sons, 1941, p. 477.

[21] Williston Walker op. cit. p. 124.

[22] Joseph Collen Ayer, op. cit., p. 521.

[23] Hérésie d’Eutychès (~378-454). Il enseignait que Christ n’avait qu’une seule nature, car sa nature divine et sa nature humaine se confondaient en une seule.

[24] Abbé Barruel, éd., Collection ecclésiastique ou recueil complet des ouvrages faits depuis l’ouverture des états-généraux relativement au clergé..., tome 1, vol. 3, Paris, Chez Chapart, Imprimeur-Libraire, 1791, p. 27.

[25] S. Descombaz, Histoire de l’Église Chrétienne à l’usage des familles et des écoles, 2e éd., Paris, Valence Marc-Aurèle Frères, Imprimeurs, 1843, p. 120.

[26] Émilien Frossard, Les Origines du protestantisme et de la Réforme, Toulouse, Société des livres religieux, 1870, p. 46.

[27] Lorraine Boettner, Roman Catholicism, New Jersey, The Presbyterian and Reformed Publishing Company, 1962, p. 113, 125.

[28] Voir le contenu du Symbole de Nicée.

[29] Merle d’Aubigné, op. cit., p. 37.

[30] S. Descombaz, op. cit., p. 120.

[31] Anonyme, Pouvoir du pape au Moyen Âge ou recherches historiques sur l’origine de la souveraineté temporelle du Saint-Siège, Paris, Librairie classique de Périsse Frères, 1845, p. 203.

[32] L’abbé Fleury, Histoire ecclésiastique, tome 4, Paris, Jean Mariette, 1820, p. 39, 55.

[33] Anonyme, Pouvoir du pape au Moyen Âge, p. 204.

[34] Cité dans le Tableau historique de la politique de la cour de Rome, Paris, A. Galland, Libraire, 1810, p. 11.

[35] Pouvoir du pape au Moyen Âge, p. 235.

[36] Étienne Chastel, Le Christianisme et l’Église au Moyen Âge, Paris, Joël Cherbuliez, Libraire, éditeurs, 1859, p. 132.

[37] Merle d’Aubigné, op. cit., p. 13.

[38] F. Naëf, Histoire de la Réformation, Paris, Joël Cherbuliez Éditeurs, 1856, p. 8.

[39] Diégo Soria de Crispano, Les Pontifes de Rome, Genève, Ch. Gruaz, imprimeur-éditeur, 1859, p. 95-96.

[40] Tableau historique de la politique de la cour de Rome, Paris, A. Galland, Libraire, 1810, p. 76.

[41] Ibid., p. 91.

[42] Diégo Soria de Crispano, op. cit., p. 92.

[43] Tableau historique de la politique de la cour de Rome, p. 73-74.

[44] S. Descombaz, op. cit., p. 121.

[45] Tableau historique de la politique de la cour de Rome, p. 75.

[46] Étienne Chastel, op. cit., p. 102.

[47] Pouvoir du pape au Moyen Âge, p. 197.

[48] Pouvoir du pape au Moyen Âge, p. 198.

[49] Diégo Soria de Crispano, op. cit., p. 19.

[50] Rudolph W. Heinze, Reform and Conflict, The Baker History of the Church, Michigan, Baker Books, 2005, p. 33.

[51] Étienne Chastel, op. cit., p. 134-135.

[52] Cité par François Laurent, L’Église et l’État, Bruxelles,E. Guyot, Imprimeurs, 1858, p. 7-8.

[53] Étienne Chastel, op. cit., p. 131.

[54] Ibid., p. 135-136.

[55] Ibid., p. 137.

[56] Machiavel Nicolas, Histoire de Florence, Guiraudet, trad., dans Tableau historique de la politique de la cour de Rome, Paris, A. Galland, Libraire, 1810, p. 81.

[57] Tableau historique de la politique de la cour de Rome, Paris, A. Galland, Libraire, 1810, p. 83.

[58] Loc. cit., p. 85.

[59] Loc. cit., p. 86.

[60] Loc. cit., p. 86.

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